Société Centrale d’Apiculture

De l’empirisme à la science apicole : l’évolution des pratiques en apiculture aux XVIIIe et XIXe siècles

Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle, on ne comprenait pas vraiment la vie et l’organisation d’une colonie d’abeilles domestiques (Apis mellifera). Cela était particulièrement vrai pour leur mode de reproduction.

On parlait alors de génération spontanée ou de naissance à partir d’un cadavre de bovin en décomposition (la bougonie) [1].

Cependant, durant toute cette période, la colonie d’abeilles était très observée et largement commentée. Elle représentait, par son unité et son harmonie, un modèle d’organisation, de gouvernement, voire de vertu politique pour les sociétés humaines. De nombreuses civilisations (égyptienne, grecque, romaine…) se sont intéressées à ce modèle de vie en société. Plus près de nous, au XVIe siècle, Olivier de Serres écrivait : « La ruche des mouches à miel est un vrai modèle d’une république bien policée ». Il allait de soi que la ruche était organisée en royauté avec à sa tête un roi. Pour certains, la monarchie de la ruche était donc « calquée » sur la monarchie des hommes avec, autour du roi, des ducs formant l’aristocratie, puis des gardes du corps et enfin la plèbe constituée de soldats. Il devait y avoir, dans cet univers très masculin, au moins une femelle pour assurer la pérennité de la colonie mais on ne la voyait pas.

Au tout début du XVIIe siècle apparut le microscope. Ce progrès majeur de l’optique révolutionna les connaissances de la vie des abeilles et de l’organisation de la ruche. On s’aperçut ainsi que le roi des abeilles était en réalité une femelle fécondée (que l’on appela par la suite la reine) dotée d’un gigantesque appareil génital capable de pondre des centaines d’œufs en une journée. De même, les soldats du roi étaient en réalité des femelles non fécondées (les ouvrières) et les supposés gardes du corps (les faux-bourdons) n’étaient pas armés car ils sont en réalité dépourvus de dard ! Le siècle des Lumières eut beaucoup de mal à accepter que, dans la ruche, le roi soit une reine. En effet le pouvoir, reçu de droit divin, ne pouvait être exercé que par des hommes dans tous les domaines de la société : politique, religieux, économique ou moral. Nombre de philosophes, écrivains, moralistes ou religieux (souvent possesseurs de ruches, comme l’était Voltaire), auteurs reconnus de traités aux retombées qui dépassaient largement le monde de l’apiculture, refusaient que ce concept soit remis en cause par la réalité de l’observation scientifique.

C’est surtout au XVIIIe siècle que les découvertes sur l’anatomie des insectes s’accélérèrent. Ceci permit de débuter les premières recherches scientifiques sur les abeilles. Dans l’Europe entière, de nombreux savants cherchèrent à mieux comprendre la physiologie de l’abeille domestique et son comportement. La liste en serait trop longue mais citons cependant quelques noms :

  • Swammerdam (Jan, Amsterdam 12 février 1637 - 1680). Docteur en médecine et anatomiste, il étudia plus particulièrement l’anatomie des insectes en utilisant l’observation microscopique. On lui doit une Histoire générale des insectes publiée en 1669 dans laquelle il décrit le caractère féminin de la reine et les détails anatomiques des trois sortes d’abeilles vivant dans la ruche (la reine, les ouvrières et les mâles ou faux-bourdons).
  • Réaumur (René-Antoine Ferchault de, né à la Rochelle en 1683 - mort en 1757). Homme de sciences et naturaliste, il publia entre 1734 et 1742 ses Mémoires pour servir à l’histoire des insectes. Le tome V de cet ouvrage est dédié aux mouches à quatre ailes et en particulier à l’histoire des abeilles. Il étudia de nombreux aspects de l’anatomie et du comportement social des abeilles. Par exemple, il indiqua, sans en oublier une seule, les diverses fonctions remplies par les ouvrières dans la ruche. Il jeta alors les bases de l’apidologie moderne et de façon plus générale, de l’entomologie.

Le tome 5 des « Mémoires » de Reaumur.

  • Huber (François, 1750 – 1832) est un naturaliste genevois aveugle dès l’âge de 15 ans. Il s’inspira des travaux de ses prédécesseurs qu’il reproduisit avant de développer ses propres recherches. Avec l’aide de son lecteur, François Burnens et de son épouse, Marie-Aimée Lullin, il réalisa de nombreuses expériences sur les ouvrières et les reines en utilisant notamment sa ruche d’observation en feuillets. Il décrivit le vol nuptial et la fécondation en vol de la reine par les faux-bourdons. Le premier, il soupçonna le rôle important des odeurs dans l’organisation de la ruche. En 1792 il publia la somme de ses travaux sous la forme d’un traité intitulé Nouvelles observations sur les abeilles.

François Huber
Ruche à feuillet F. Hubert

Malgré tous ces progrès scientifiques permettant de mieux connaître leur anatomie et leur vie sociale, les méthodes d’élevage et de culture des abeilles restèrent très rustiques jusqu’au début du XIXe siècle. Les apiculteurs employaient des ruches à rayons fixes le plus souvent d’un seul bloc : paniers de paille ou de petit bois, cylindres en écorce, troncs d’arbres évidés, poteries d’argile, boîtes de toutes formes. Les récoltes du miel et de la cire se pratiquaient selon des procédés très rudimentaires : les colonies d’abeilles étaient asphyxiées ou étouffées au moyen de mèches soufrées, par la combustion de champignons séchés comme les vesses-de-loup (Lycoperdon perlatum) ou par noyade avant de pouvoir accéder aux rayons de cire contenant le miel. Puis ces deux produits étaient séparés par malaxage et pressage, donnant souvent des miels de médiocre qualité. On y retrouvait ainsi de la cire, des restes d’abeilles et d’autres impuretés de la ruche. Par ailleurs, les meilleures colonies, c’est-à-dire celles qui étaient les plus productives, ayant été détruites, le repeuplement des ruchers était réalisé par la récupération d’essaims quittant les ruches ou la conservation des colonies improductives. Ce qui, avouons-le, était une curieuse conception de la sélection !

Les besoins en cire et en miel étaient importants à cette époque. La cire avait de multiples usages comme l’éclairage (bougies, cierges), l’emploi en pharmacie (crèmes et onguents), la fabrication de l’encaustique, les pains pour cacheter les lettres ou la fixation de plumes en matelasserie. Le miel était employé comme édulcorant et à des fins médicinales. Il fut progressivement concurrencé par l’arrivée du sucre raffiné. Pour souligner l’importance de la cire, rappelons que son prix de vente était alors le double de celui du miel.

C’est également à cette période qu’apparut une innovation majeure dans la conception de la ruche sous la forme de cadres placés à l’intérieur de celle-ci. Jusqu’alors, les apiculteurs pratiquaient le « fixisme », utilisant des ruches d’un seul bloc avec des rayons de cire construits par les abeilles. Peu à peu se développe le « mobilisme » c’est-à-dire l’emploi de ruches permettant d’avoir des cadres mobiles que les abeilles vont utiliser pour construire leurs rayons de cire. Ces cadres s’avèrent faciles à déplacer dans et hors des ruches et à engager dans les nouvelles machines permettant l’extraction du miel. Ce fut un progrès décisif dans la pratique apicole moderne. La ruche à cadres mobiles a été décrite à la fin du XVIIe siècle. Elle ne sera vraiment exploitée en France que vers la moitié du XIXe siècle par le docteur Charles Paix Debeauvoys (1797 - 1863) et perfectionnée par de nombreux apiculteurs célèbres comme par exemple l’Américain Lorenzo Lorraine Langstroth (1810 - 1895) et son ami le Français Charles Dadant (1817 - 1902).

Certains avaient aussi imaginé des modèles de ruches dites « à calotte ». La colonie d’abeilles vivait dans la partie principale de la ruche. À la belle saison on la surmontait d’une partie plus petite ou calotte, permettant de ne récolter que le miel contenu dans cette partie supérieure. Quel que soit le modèle adopté – ruches à cadres mobiles ou ruches à calottes – il devint possible de visiter les ruches par le dessus afin d’en assurer le contrôle et de récolter le miel sans endommager la colonie.

Paradoxalement, ces innovations n’étaient pas encore connues des petits apiculteurs et il se produisit une certaine désaffection de la population rurale pour la « culture » des abeilles. Ceci était dû pour partie aux techniques dépassées et surtout à l’instabilité politique de l’époque (guerres, blocus…). Il en résulta de moindres productions de cire et de miel avec, comme corollaire, le renchérissement de ces produits. Il fallait donc trouver des moyens pour relancer la culture des abeilles auprès des habitants des campagnes. Le premier objectif était de favoriser l’éducation des possesseurs de ruches dans les différents aspects de leur pratique (conduite et entretien des ruches, amélioration de la qualité des produits afin d’en augmenter le prix…). Il était également nécessaire de supprimer progressivement les méthodes consistant à détruire les colonies d’abeilles pour en récupérer les produits (asphyxie ou étouffage). En outre, l’apiculture devait être reconnue comme une branche de l’industrie agricole à part entière.

Enfin rappelons qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les nouvelles idées naturalistes foisonnaient et venaient renforcer les découvertes et les observations faites sur la vie des insectes et des abeilles en particulier. Citons quelques grands noms dans ce domaine qui ont contribué à remettre en cause certaines idées pourtant bien installées :

  • Carl von Linné (1707 – 1778), naturaliste suédois, qui formula une classification des espèces en botanique et en zoologie.
  • Charles Darwin (1809 – 1882), naturaliste anglais, qui publia en 1859 De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle.
  • Georges Mendel (1822 – 1884), botaniste et religieux morave, reconnu comme le fondateur de la génétique, notamment à partir de ses expériences d’hybridation des lignées pures de pois.
  • Louis Pasteur (1822 – 1895), chimiste et biologiste français, fondateur de la microbiologie, qui formula une critique approfondie de la théorie de la génération spontanée.

On voit donc que, dans cette période charnière pour l’apiculture, des idées très « avant-gardistes » faisaient également avancer tous les secteurs de la biologie. Elles ont jeté les bases de l’apiculture moderne. Nous les reprendrons dans un prochain article pour décrire les actions et la contribution de la Société Centrale d’Apiculture dans ce domaine et notamment en développant l’enseignement apicole au rucher école du Jardin du Luxembourg.

Thierry Duroselle.

Références bibliographiques :

  • Lucien Adam, L’Apiculture à travers les âges, éd. Gerbert, 1985.
  • L’Apiculteur, 1856-1944, 1946-1970 [devient par fusion L’Abeille de France et l’apiculteur].
  • Jean-Marie Jeanton-Lamarche, Pour une histoire de l’apiculture française, 1994.

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[1Le mythe de la bougonie (né d’un bœuf) : dans la mythologie grecque, Aristée, fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène, fut élevé par les nymphes qui lui apprirent à élever des abeilles. Pour avoir provoqué la mort d’Eurydice, Aristée perdit toutes ses abeilles, châtiment que lui avaient infligé les nymphes. Sur les conseils de sa mère, Aristée retrouvera ses colonies d’abeilles en laissant se putréfier la chair de bœufs et de génisses. Ce mythe fut repris par Virgile dans le livre IV de ses Géorgiques.