L’Homo sapiens a coutume de classer les petites bêtes qui courent et qui volent en deux catégories les « utiles » et les « nuisibles ». Par exemple, les papillons entrent généralement dans la première catégorie, ils sont élégants et discrets et marquent l’apparition des beaux jours.
Les abeilles bénéficient du doute car les avantages (leurs nombreuses productions dont le miel) contrebalancent avantageusement le risque de la piqûre douloureuse.
Le cas des fourmis est apparemment plus délicat. En effet, leur attitude souvent mystérieuse et désinvolte irrite : elles courent partout. Elles entrent sans se gêner dans nos maisons et même sous les toits de nos ruches. Pire encore, certains soirs d’été, elles nous envahissent de leurs escadrons de « fourmis volantes ». Pour s’en convaincre, il suffit d’aller jeter un coup d’oeil à la quantité de produits « anti-fourmis » offerts dans le rayon droguerie de bien des magasins grands ou petits. Et pourtant que de travaux accomplissent-elles autour de nous pour le bien commun : travaux de terrassement, de nettoyage, de protection de la nature, etc… sans que nous nous en rendions compte.
Comme les fourmis sont très proches des abeilles non seulement dans la classification des insectes (ordre des hyménoptères) mais par bien des aspects de leur organisation sociale et de leur mode de communication, la comparaison me semble intéressante même si le sujet est immense et dépasse largement le cadre de cet article. Dans les lignes qui vont suivre, regardons objectivement de quoi les fourmis sont capables : comment vivent-elles et comment s’organisent-elles, afin de voir s’il n’y a pas un peu d’arbitraire dans l’attribution de cette étiquette péjorative ?
Comme chez les abeilles, il n’y a pas une ou deux espèces de fourmis (la petite rouge et la grosse noire) mais une multitude d’espèces (environ 9000 espèces recensées dans le monde dont près de 200 en France) avec une grande variété de comportements et des aptitudes à la vie sociale assez remarquables. De plus, elles présentent une adaptation exceptionnelle à tous les milieux de vie (du plus sec et chaud au plus frais et humide). Chez les unes comme chez les autres, on trouve une organisation en castes où dominent les femelles (castes physiques) : des femelles sexuées ou reines, des femelles asexuées comportant les ouvrières et quelquefois des soldats. Contrairement aux femelles qui peuvent vivre plusieurs années (voire plusieurs dizaines d’années pour les reines de certaines espèces) les mâles ont une durée de vie limitée à la période de fécondation des reines vierges. Dans ces castes physiques, seuls les individus sexués sont pourvus d’ailes.
Lorsque l’on parle de quelques individus pour les abeilles solitaires à quelques dizaines de milliers d’individus pour l’abeille domestique, il faut généralement ajouter plusieurs 0 pour les fourmis dont les colonies se comptent le plus souvent en centaines de milliers voire en millions d’individus (on parle de 20 millions d’individus chez certaines espèces africaines et jusqu’à plusieurs centaines de millions dans des méga-fourmilières observées au Japon).
Au regard des multiples solutions adoptées par les fourmis tant dans la diversité des habitats que dans leur organisation sociale, force est de constater que le modèle de notre abeille domestique quoique admirable dans sa perfection est un peu « rigide ». Par exemple, leur vie s’organise autour d’une fourmilière pouvant revêtir de nombreux aspects extérieurs : monticule de terre, dôme formé de brindilles et de déchets végétaux, trou dans un mur ou sous des pierres, entrées multiples dans du bois en décomposition voire même dans des plantes vivantes. A l’intérieur de la fourmilière, qui peut atteindre plusieurs mètres de profondeur et un volume de plusieurs mètres cube, il n’y a pas de rayon de cire et de belles cellules hexagonales comme chez nos abeilles, mais un dédale extrêmement complexe de galeries avec des chambres aux fonctions multiples destinées à l’élevage du couvain (oeufs, larves et nymphes), au stockage des réserves de nourriture et à l’abrit des membres de la colonie. La fourmilière peut comporter une ou plusieurs reines (on parle même de plusieurs milliers de reines chez certaines espèces). Comme chez les abeilles, la fonction principale de la reine fourmi est la ponte des oeufs (jusqu’à plusieurs millions d’oeufs au cours de sa vie) qui vont être élevés par les ouvrières. Certaines fourmis confient l’élevage de leur progéniture à d’autres espèces qu’elles auront pillées non seulement pour s’emparer des réserves disponibles mais aussi et surtout pour enlever les nymphes qui, rapportées à la fourmilière, vont devenir de véritables esclaves en charge de la nursery. Ce parasitisme peut conduire même à la situation extrême où certaines fourmis ne construisent plus de fourmilière. Ce sont les reines qui, une fois fécondées, se font adopter par des colonies hôtes. Elles tuent les reines en place et font élever leur progéniture par les ouvrières de l’autre espèce. Rappelons que des attitudes similaires existent aussi chez les abeilles parasites sauvages.
Un autre aspect intéressant de l’organisation des fourmis est la variété de leurs sources d’alimentation. Ce choix est beaucoup plus éclectique que celui des abeilles même si ces dernières savent varier à l’infini la palette des fleurs butinées pour constituer une alimentation abondante et équilibrée. Selon les milieux fréquentés et les espèces considérées, on va trouver des fourmis herbivores. Parmi elles, il y a les fourmis moissonneuses qui récoltent des graines de nombreuses plantes, les trient avant de les emmagasiner et savent casser la gangue extérieure avec leurs puissantes mandibules avant de s’en nourrir. Il y a également les fourmis champignonnistes qui accumulent des feuilles dans des chambres prévues à cet effet. Ces feuilles vont se décomposer en un substrat qu’elles vont ensemencer pour obtenir des champignons dont elles vont se nourrir. Il y a aussi les fourmis capables d’assimiler des bois en décomposition. Une autre catégorie regroupe les fourmis carnivores qui chassent des proies vivantes comme des insectes, mais aussi des mammifères et des oiseaux ou mangent de la viande en décomposition sur des cadavres.
Plus remarquable encore est le cas des fourmis éleveuses. Il est bien connu que certaines fourmis (comme le font les abeilles) se nourrissent de miellat qui est l’excès de sève rejeté par les pucerons et les cochenilles. Les fourmis ouvrières vont obtenir ce liquide sucré en caressant et tapotant l’abdomen des pucerons. Elles vont même jusqu’à élever ces pucerons comme du bétail et les protéger contre les prédateurs. Dans nos contrées tempérées beaucoup de fourmis, comme les fourmis rousses des bois, ont un régime alimentaire de type omnivore qui comprend 1/3 de proies animales (insectes divers), 2/3 de miellat de pucerons, et de petites quantités de graines, de champignons et de débris divers. Une seule fourmilière va donc être en mesure de détruire une quantité importante d’insectes qui sont la plupart du temps nuisibles aux plantes et aux arbres.
Les liens sociaux présentent le même degré de complexité chez les fourmis que ceux observés chez l’abeille. Il est en effet capital que dans ces sociétés animales abritant des centaines de milliers d’individus, chacun puisse jouer son rôle et contribuer à la survie du groupe. On retrouve donc chez les fourmis une spécialisation dans les activités qui va dépendre principalement des opportunités alimentaires. Il y a par exemple des éclaireuses chargées d’ouvrir de nouveaux terrains de chasse et des fourrageuses qui récoltent la nourriture et la transportent vers la fourmilière. Pour ces fourmis d’extérieur, il n’y a pas de danse d’orientation comme chez les abeilles. Les fourmis vont marquer les pistes afin de retrouver le nid. Il semble qu’elles utilisent également un compas solaire pour compléter les odeurs déposées le long du dédale de leurs chemins. A l’intérieur de la fourmilière on retrouve cette division du travail avec des fourmis chargées de l’élevage du couvain, d’autres qui sont au service de la reine, des ouvrières dont le rôle est de prendre part à la digestion et à la distribution de la nourriture, des gardiennes et quelquefois même des soldats puissamment armés. Bien entendu les messages olfactifs par les phéromones sont essentiels chez les fourmis comme ils le sont chez les abeilles. Ainsi, la glande de Dufour produit une phéromone de guidage dont l’odeur va permettre de suivre les pistes tracées à l’extérieur de la fourmilière. Il existe aussi d’autres phéromones, dont celle d’alarme, sécrétée par les glandes mandibulaires, permettant aux fourmis de se mobiliser pour faire face au danger. La reine possède son “odeur” qui est la marque d’identité de la fourmilière. Les échanges de nourriture sont aussi une activité sociale primordiale et contribuent à la communication et à la cohésion de la fourmilière (trophalaxie entre adultes mais aussi entre larves et adultes).
Depuis Jean de la Fontaine, nous nous étions habitués à ce que les fourmis ne soient pas prêteuses. Comme nous l’avons vu, il y a une bonne raison à cela car elles doivent nourrir ce monde innombrable qui peuple les fourmilières. Pour autant, il ne faut pas négliger l’étendue de leurs activités, car cela a un impact certain sur de nombreux milieux terrestres. Elles remuent beaucoup de terre pour aménager leurs nids. Elles participent à la dispersion de nombreuses graines qu’elles perdent en les transportant vers leurs nids aidant ainsi à l’installation de la végétation. Elles contribuent au nettoyage des milieux naturels en récupérant une partie de la végétation morte offrant ainsi à de nombreuses plantes une meilleure chance de survie. On parle maintenant d’utiliser certaines fourmis pour la protection de forêts et de vergers contre les insectes ravageurs. Mais, pour autant, existe-t-il des fourmis véritablement nuisibles ? Bien sûr, il y a celles qui élèvent les pucerons. Mais on s’aperçoit qu’elles savent réguler les populations en fonction de leurs besoins propres. Par contre, certaines fourmis déplacées hors de leur région d’origine deviennent de véritables fléaux difficiles à contrôler.
Contrairement aux abeilles dont la contribution à la biodiversité est de mieux en mieux connue, le rôle des fourmis est encore à décrypter. Mais nul doute que leur diversité, leur adaptation à tous les milieux, leurs grandes qualités de nettoyeuses et même leur capacité à supporter de nombreuses pollutions en font des alliées irremplaçables pour aujourd’hui et pour demain.
Bibliographie sommaire :
- Chauvin, R., 1994, Le monde des fourmis, Editions du Rocher.
- Bellmann, H., 1999, Guide des abeilles, bourdons, guêpes et fourmis d’Europe, Delachaud et Niestlé.
- Encyclopédies Wikipedia & Encarta en ligne 2007