Société Centrale d’Apiculture

Un essaim de misère

Essaim, Paroles d’apiculteur

C’était un bel après midi de septembre, l’été s’alanguissait mollement comme s’il contemplait son œuvre finissant, achevant de mûrir ses fruits que les fleurs du printemps lui avait offert. Quelques feuilles mortes commençaient à tapisser le sol, signe avant coureur qu’immuablement dame hiver s’approchait et que peu à peu la nature allait s’endormir pour de longs mois.

C’est à ce moment que le son grelottant du téléphone me fit sortir de mes rêveries contemplatives.

« Allo ?
— oui, suis- je bien chez l’apiculteur ?
— oui,
— voilà, j’ai un essaim d’abeilles accroché à l’un de mes tilleuls,
— vous êtes sûr ?
— ah oui, je connais les abeilles !
— vous n’avez pas remarqué si elles sont sur des gâteaux de cire ?
— non, elles viennent d’arriver, je les ai vues se réunir sur leur support,
— sont-elles nombreuses ?
— oh ! Je ne saurais dire, c’est gros comme un pamplemousse,
— manquait plus que ça ; un rogaton, un avorton, un essaim de misère ! »

Je n’ai plus qu’à me rendre sur place muni de ma boite à essaim afin de découvrir cette curiosité. Effectivement gros comme un pamplemousse c’est le moins que l’on puisse dire.
L’apparence de la boule bien compacte, serrée, me fait penser qu’elles ont une mère et une seule et de surcroît capable de pondre.
Tout cela est bien joli mais que vais-je faire de ce malheureux rogaton ?
Devrais-je les abandonner à leur triste sort, un avenir sans issue avec la mort assurée ? Non cela ne peut convenir à cette sorte de passion qui me lie à ces animaux.
Mais qu’elle est donc la cause qui a poussé ce pauvre petit troupeau à fuir sa demeure, emportant avec lui ce qu’il a de plus précieux, la mère. L’instinct de multiplication de l’espèce par essaimage s’est éteint depuis plusieurs semaines déjà. De quel enfer sortent ces abeilles, quel désespoir les a poussées à fuir cette sorte d’antre qui devait leur servir d’habitat pour vivre sans ressource une aventure sans lendemain. L’espérance de vivre, de vivre encore, l’emporte sur le désespoir : instinct de survie qu’on ne peut qu’admirer, car ce n’est pas en septembre, il me semble, que ce petit peuple va pouvoir construire sa forteresse afin de résister aux assauts de dame hiver. C’est pourquoi, je me promets de les sortir de cette situation sans espoir.
Elles tombèrent facilement dans la boite à essaim en maugréant quelque peu, n’approuvant nullement l’inconfort de cette prison dans laquelle brutalement elles avaient chu : arrêtez de râler, les filles, on va vous offrir un bel appartement bien douillet, je vous le promets.
Et comme il est de coutume j’offre un pot de miel au propriétaire des lieux qui semble tout étonné, d’instinct il refuse et fait semblant de ne pas comprendre :

« Alors vous ! Vous venez me débarrasser de ces intruses et en plus vous me faite un cadeau,
— ce n’est pas moi qui vous fait ce cadeau, ce sont elles, elles vous offrent un peu de leur vie ; par votre appel, vous les avez sauvées d’un très mauvais pas, d’une mort certaine, alors ça vaut bien ça ! »

Mais que vais-je faire de ce malheureux rogaton ; les marier avec une ruche jugée un peu faible ? Cette opération serait à mon sens peu crédible, l’essaim est trop petit, sera t-il accepté ? Il y a un risque de déstabilisation de la colonie au niveau des mères. Le caractère de la reine de ce petit essaim n’est pas connu, son état sanitaire non plus. Elles ont besoin d’un endroit clos, calme, une coquille ou l’on pénètre par une petite entrée, sorte de niche, les protégeant des dangers extérieurs. C’est donc dans une ruchette cinq cadres resserrés sur trois qu’elles vont échoir. Ces trois cadres offerts sont bâtis, l’un d’eux n’est pas de prime jeunesse, il a besoin d’un sérieux nettoyage et quelques rafistolages. Pas question de s’inquiéter sur l’adoption des lieux, avec la volonté de survivre quelles possèdent elles préfèrent vivre dans ce vieux meublé que finir pendues à la branche d’un arbre. Un autre problème apparaît : les pauvres sont complètement démunies, ce ne sont pas ces quelques milligrammes de miel qu’elles possèdent dans leur jabot qui vont remplir leur garde manger. Les quelques fleurs qu’offre la nature en ce mois de septembre se font rares, c’est plutôt la morne plaine aux blés rasés. Donc pas une seule roupie sur le compte en banque et pas question d’aller conter famine chez la voisine : la voisine n’est pas prêteuse. Alors les assister ? Oui, à fond perdu ? Peut être, pas sûr ! Quelques centaines de grammes de miel liquide légèrement chauffé, afin d’en exhaler les subtiles arômes, exciter et mettre en joie mes nouvelles pensionnaires, leur sont offerts ; le tout dans une mangeoire spécialement conçue pour l’accueil des essaims. Ce miel, cette provende tant convoitée par nos avettes. Que ne feraient-elles pas afin de posséder ce trésor qui leur semble si fabuleux !

Un toit, quelques réserves, que demande de plus ce petit peuple égaré ? Le placer au rucher ! Pas question, cette si petite société ne saurait se défendre en cette saison contre l’avidité de ses voisines. Elles vivront dans notre jardin ce qui nous permettra mon épouse et moi de les observer, de les surveiller. C’est mon épouse qui, la première, découvre qu’elles rentraient du pollen, c’était le deuxième ou troisième jour de leur arrivée. Elles rentrent du pollen ? Ah oui, des belles pelotes ! La mère est féconde capable de mettre au monde des abeilles d’hiver afin de renforcer ce maigre essaim. Le temps passe, fin septembre approche. Certains lierres bien exposés au soleil sur de vieux murs commencent à offrir leurs fleurs gorgées de suc, aux étamines gonflées de pollen. Une belle aubaine pour nos abeilles qui s’en donnent à cœur joie sur la dernière miellée de l’été qui s’en va. Faire provision de vie, faire provision de ce pollen qui s’offre à profusion, c’est ce que font nos petites protégées. Une vie active a donc repris au sein de ce petit monde. Au cours de ces quelques heures, de ces dernières belles journées de l’été qui agonisent, leur activité est intense, je m’émerveille de les voir ainsi accrochées à leur tâche. C’est une sorte de satisfaction que j’éprouve qui renforce mon désire de les soutenir. Je n’ose encore aller fouiller du regard leur intimité pour voir ce qui si passe ; ma curiosité l’emporte, il faut que je les ennuie quelque peu, que je les dérange, aller voir ce qu’elles ont de plus précieux, le nid. Mon petit bonhomme d’enfumoir laisse échapper de son museau noir un léger panache de fumée, c’est le moment, il faut y aller ; une légère volute de fumée à l’entrée pour les mettre en alerte, je retire le couvre-cadres, quelques bouffées sur leur dos suffisent ; elles sont calmes, ne s’agitent pas. Premier cadre extrait, il y a du miel sur la face interne, c’est bon ; deuxième cadre, c’est le vieux cadre qui avait besoin de beaucoup de soins, le ménage a été fait, sa noirceur brille d’un bel éclat ; c’est le cadre de l’espoir, celui de l’avenir malgré son apparence, et là oh !! Surprise, du couvain bien centré, operculé sur quatre à cinq centimètres et, pas un seul trou, suivi d’un beau dégradé de larves de toutes âges finissant par des œufs ; le constat est beau. Quelle volonté de vouloir refaire son existence, elles incarnent cette nature qui se refuse à abdiquer devant les dangers qui l’entourent : pour moi qui les aient adoptées, c’est du bonheur. L’autre face de ce cadre n’est qu’un champ de ponte.

Les filles sont calmes, elles n’ont pas tendance à vouloir quitter le cadre, à passer sur la face opposée, à descendre en paquet vers le bas, les nourrices restent accrochées au couvain ; quelques une s’envolent, d’autres me courent sur les mains pas une seules n’aurait tendance à me piquer. Elles sont douces, leur comportement me le confirme. Et la mère ? Elle apparaît soudain sur un coté du cadre, mon regard ne la quitte plus, elle est jolie, il me semble. Lorsque l’on adopte, c’est que l’on aime et les qualités apparaissent toujours avant les défauts. Ce n’est pas un petit gabarit elle est longue, l’abdomen légèrement enflé, il reste des promesses d’ovulation malgré la saison qui s’avance. Oui elle est belle ! Elle brille de sa couleur cuir foncé presque noire, une jolie brune, une fille d’occident. N’insistons pas, cette incursion dans leur intimité a suffisamment durée, le tout est remis en place. Afin que le calme revienne et pour les récompenser de leur patience un peu de miel liquide leur est offert.

Le temps passe, octobre est là, bien présent avec ses matinées qui ont fraîchi, avec l’apport de ces masses d’air venant du nord- nord-ouest accompagnées de nuages chargés de pluie glacée qui nous indiquent que les beaux jours de l’été ont fini de nous charmer. L’hiver sera certainement rude, il l’est toujours pour les faibles, et nos petites protégées non pas la force, l’envergure, les réserves, en somme la capacité d’affronter les frimas qui nous attendent. Il faut les aider à passer cette rude saison à venir. Ma décision est prise, je vais leur créer une protection, une espèce de carapace : dans ma remise traîne quelques restants de laine de verre, ils vont pouvoir être employés. Confectionner un coffre capitonné de ces restants de laine est une solution, coffre qui doit s’adapter aux dimensions de la ruchette. Le travail terminé, le coffre est placé au tour de l’habitat, une couverture épaisse est mise en place sur le couvre cadres, le tout recouvert d’un toit bien adapté. Un de mes anciens professeurs apicoles qui n’est plus de ce monde me disait souvent : les abeilles l’hiver n’ont pas peur du froid lorsqu’elles sont nombreuses si elles ont les pieds au sec et la tête au chaud. Voilà, mes petites protégées, mes rogatons comme je les appelle, devraient, en les soutenant avec quelques apports de miel, passer ces temps hivernaux à venir sans trop de difficultés.

L’hiver est venu, l’hiver est passé dans l’attente du renouveau, de l’arrivée du printemps, des premiers rayons du doux soleil de mars. Ces attentes sont longues, vont-elles survivre ? Que se passe-t-il dans cette petite maisonnette, lors de ces longues nuits dont la température est plus que négative ; peuvent-elles produire et conserver le minimum de calories à leur survie. Passé janvier, enfin les jours s’allongent d’une manière très positive, le soleil remonte du sud, s’affirme avec plus d’insistance, son rayonnement pendant quelques cours instants d’une journée sans vent permet à nos avettes de mettre le nez à la porte et de se soulager ; c’est ce que font nos pensionnaires.
Le mois de mars est venu, les difficultés hivernales les plus importantes semblent s’éloigner. Les premières fleurs s’épanouissent, les allées et retours des butineuses de la vielle garde s’intensifient. Ouf, elles ont gagné ! Elles ont vaincu les assauts répétés de l’hiver, elles ont survécu avec l’espoir printanier qui se manifeste. Une vie nouvelle apparaît. Les premières fleurs du printemps ont ravivé cette petite colonie. Mais ce petit monde reste encore une bien chétive entreprise. Il manque de la main d’œuvre, surtout concernant la maternité. La première visite de printemps révèle un couvain qui reflète les qualités de celui de l’automne, bien groupé, peu de trous sur la partie operculée.

Il a été décidé que nos protégées resteraient dans notre jardin. La floraison des colzas est arrivée, la famille s’agrandit ; plus question de se satisfaire du petit meublé offert au départ. Un bel appartement dix cadres est mis à leur disposition.
L’été approche à grands pas, les jours se sont allongés, le soleil moins avare de ses rayons nous chauffe avec insistance, le mois de mai est là nous offrant sa belle floraison d’acacias et elles s’en donnent à cœur joie, nos petites avettes : c’est là, oui c’est là que j’obtiens ma récompense. Que de temps ai-je passé à les admirer. L’activité sur la planche d’envol est quelques fois intense, ma présence ne les gène nullement, elles m’évitent sans manifester la moindre agressivité. Le son de leur vol devant leur ruche est comme un murmure, une douce musique, une musique apaisante. Je retiens l’impression qu’elles aussi m’ont adopté qu’elles me remercient de les avoir aidées à survivre ; ma récompense ne s’est pas arrêtée là : elles nous ont offert deux hausses complètement garnies de miel.

Voilà : ce petit peuple d’abeilles gros comme un pamplemousse, ce rogaton, cet essaim de misère que l’on aurait aisément abandonné, cachait en son sein de bien belles qualités.