Société Centrale d’Apiculture

Un amoureux des abeilles au XVIIIe siècle

Né en 1723 à Bort dans le Limousin, décédé en 1799 à Abloville dans l’Eure, auteur de pièces de théâtre, d’opéras, collaborateur de l’Encyclopédie [1] élu à l’Académie Française au fauteuil de d’Alembert, historiographe de France, défenseur des libertés d’opinion religieuses, tel est, en quelques mots le parcours de cet écrivain, car il s’agit bien d’un écrivain, contemporain de Voltaire avec qui il entretenait une correspondance suivie et qui a goûté comme lui aux délices du pensionnat du château de la Bastille.

Vous l’avez peut-être deviné : il s’agit de Jean-François Marmontel, homme de lettres quelque peu oublié de nos jours.
Jean-François Marmontel

Dans la période troublée de la fin du XVIIIè siècle, il dut se retirer près de Gaillon. C’est là, vers la fin de sa vie qu’il rédigea des Mémoires où il évoque, parallèlement à sa propre existence les évènements qui ont marqué son époque. Au début de ces « Mémoires », il parle de sa jeunesse passée dans un environnement familial très uni, sa vie dans cette fameuse métairie de Saint -Thomas, plantée dans un paysage on ne peut plus bucolique. C’est avec une tendresse non dissimulée qu’il se remémore la générosité de cette Nature qu’il côtoyait tous les jours, Nature si proche permettant de subvenir pratiquement à tous les besoins de la famille. N’écrit-il pas à ce sujet : « L’ordre, l’économie, le travail, un petit commerce et surtout la frugalité nous entretenaient dans l’aisance. Le petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoins de la maison : l’enclos nous donnait des fruits et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient, durant l’hiver pour les enfants et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habillait de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfants…la cire et le miel des abeilles que l’une de mes tantes cultivait avec soin étaient un revenu qui coûtait peu de frais… » Le récit se poursuit avec la description de l’économie quasi autarcique de sa famille enrobée de sensations magnifiées par le recul du temps.
Latiniste convaincu de par son éducation, admirateur fervent de Virgile, il ne pouvait que s’intéresser de près aux travaux des champs et plus particulièrement à l’apiculture. Il avoue d’ailleurs « c’est près de là qu’est située cette petite métairie de Saint-Thomas où je lisais Virgile à l’ombre des arbres fleuris qui entouraient nos ruches d’abeilles et où je faisais de leur miel des goûters si délicieux. »
La « culture » des abeilles, pratiquée dans sa jeunesse par une de ses tantes, il en garde un souvenir ému et poétique et considère que le savoir de cette parente complète bien les affirmations virgiliennes : « Je n’étais jamais plus content que lorsque, dans le jardin d’abeilles de Saint-Thomas, je passais un beau jour à lire les vers de Virgile sur l’industrie et la police de ces républiques laborieuses que faisait prospérer l’une des sœurs de ma mère et dont, mieux que Virgile encore elle avait observé les travaux et les mœurs. Mieux que Virgile aussi elle m’en instruisait, en me faisant voir de mes yeux, dans les merveilles de leur instinct, des traits d’intelligence et de sagesse qui avaient échappé à ce divin poète, et dont j’étais ravi. Peut-être dans l’amour de ma tante pour ses abeilles y avait-il quelque illusion, comme il y en a dans tous les amours et l’intérêt qu’elle prenait à leurs jeunes essaims ressemblait beaucoup à celui d’une mère pour ses enfants ; mais je dois dire aussi qu’elle semblait en être aimée autant qu’elle les aimait. Je croyais moi-même les voir se plaire à voler autour d’elle, la connaître, l’entendre, obéir à sa voix ; elles n’avaient point d’aiguillon pour leur bienfaisante maîtresse et lorsque dans l’orage, elle les recueillait, les essuyait, les réchauffait de son haleine et dans ses mains, on eût dit qu’en se ranimant, elles lui bourdonnaient doucement leur reconnaissance. Nul effroi dans la ruche quand leur amie la visitait et si, en les voyant moins diligentes que de coutume, et malades ou languissantes, soit de fatigue ou de vieillesse, sa main, sur le seuil de leur ruche, versait un peu de vin pour leur rendre la force et la santé, ce même doux murmure semblait lui rendre grâce. Elle avait entouré leur domaine d’arbres à fruits, et de ceux qui fleurissent dans la naissance du printemps ; elle y avait introduit et fait rouler sur un lit de cailloux un petit ruisseau d’eau limpide, et, sur les bords, le thym, la lavande, le serpolet, enfin les plantes dont la fleur avait le plus d’attraits pour elles, leur offraient les prémices de la belle saison. Mais, lorsque la montagne commençait à fleurir et que ses aromates répandaient leurs parfums, nos abeilles, ne daignant plus s’amuser au butin de leur petit verger, allaient observer au loin de plus amples richesses et, en les voyant revenir chargées d’étamines de diverses couleurs, comme de pourpre, d’azur et d’or, ma tante me nommait les fleurs dont c’était la dépouille.
Ce qui se passait sous mes yeux, ce que ma tante me racontait, ce que je lisais dans Virgile, m’inspiraient pour ce petit peuple un intérêt si vif que je m’oubliais avec lui et ne m’en éloignais jamais sans un regret sensible. Depuis, et encore à présent, j’ai tant d’amour pour les abeilles que sans douleur je ne puis penser au cruel usage où l’on est, dans certains pays, de les faire mourir en recueillant leur miel. Ah ! Quand la ruche en était pleine, chez nous, c’était les soulager que d’en ôter le superflu ; nous leur en laissions abondamment pour se nourrir jusqu’à la floraison nouvelle, et l’on savait, sans en blesser aucune, enlever les rayons qui excédaient leur besoin. »
Ce qui est remarquable dans le récit, et mérite à ce titre une petite parenthèse, c’est l’implication d’une dame dans la « culture » des abeilles à cette époque, d’autant que cette dame paraissait exercer cet art avec une expérience digne d’éloges. Son petit neveu est là pour en témoigner. Peut-être pensait-il qu’il avait manqué au poète Virgile un peu de la pratique où excellait sa tante…

En conclusion, Marmontel, comme paraît-il Voltaire ont évoqué dans leurs écrits, brièvement sans doute l’apiculture. Ils l’on vue à travers les récits poétiques de Virgile mais aussi dans leur environnement immédiat. Est-ce pour autant qu’ils ont cédé à la pratique ? Là le doute est permis. S’ils ne l’ont pas fait, il faut convenir qu’ils ont été à même de participer de près ou de loin à cette activité. Ils ont peut-être aussi bénéficié des informations délivrées par l’un de leurs contemporains, en l’occurrence le savant Réaumur, qui a, sans aucun doute, ouvert la voie à une connaissance approfondie de ce merveilleux insecte qu’est l’abeille.

Références : Encyclopédie des gens du monde, librairie de Treuttel et Wurtz 1842. Mémoires de Marmontel, librairie des bibliophiles, Paris 1891.

[1Encyclopédie de Diderot et d’Alembert